"L'oeil du serpent"

Chapitre 1 : atterrissage


Un serpent à Hambourg


7H30. L'énorme réveil mécanique sonne, tressautant sur la table de chevet.
Une main sort mollement des draps, cherche le réveil à tâtons, et finit par arrêter la sonnerie stridente.
Une tête brune, mal rasée et hirsute émerge du lit.

L'homme se redresse lentement et s'assied au bord de sa couche, l'esprit embrumé, en pleine confusion.
Cet appartement sordide ne lui est pas familier, son esprit oscille entre une rémanence de
rêve érotique et une montée de stress, conséquence des sécrétions d'adrénaline matinales.

En ce premier mois d'automne à Hamburg, l'appartement est glacial, comme tous ces logements bon marché situés à l'entresol des immeubles cossus du centre-ville.

L'homme se traîne dans la salle de bain, arrive devant le miroir fixé au dessus du lavabo, passe une main sur sa barbe naissante, et scrute le reflet du visage qu'il découvre.


David Rivera n'est plus lui même. Il a de plus en plus de mal à se reconnaître, tant son visage change depuis ces derniers jours.
Un sentiment de panique l'envahit comme chaque matin.
A 30 ans, son visage se transforme petit à petit. Ces traits s'affaissent, ses cheveux blanchissent, les rides autour des yeux et de la bouche se creusent.
Mais c'est surtout son regard qui attire l'attention.
Un regard gris, à la pupille minuscule, qui rappelle étrangement l'oeil glacial du serpent.

David Rivera n'est pas un homme fatigué, son visage immobile est celui d'un homme sans âge, sans signes particuliers.
Seul son regard pourrait le trahir, mais il sera bientôt camouflé derrière de fausses lunettes de vue.

Rivera attrape la bombe de mousse à raser, dépose une noix de produit dans sa main, puis l'étale avec précaution sur sa face.
Il saisit ensuite son rasoir, et entreprend de se raser.
Il fait le tour de la cicatrice qui barre son menton, accélère le passage du rasoir sur les joues.
-"ne pas oublier de passer chez le docteur Kramerk, cette cicatrice est encore trop voyante."
L'homme a pris l'habitude de parler tout seul, çà l'aide à réfléchir, et à ne pas oublier.

Etant désormais présentable aux yeux des citoyens ordinaires, David Rivera passe dans la cuisine.
Fouillant dans les placards en formica, il tombe sur un reste de café en poudre, et récupère un morceau de papier cuisine qui fera office de filtre.




Après un vol Barcelone-Hambourg sans histoire, il débarquait pour la première fois dans la métropole allemande, par un de ces petits matins lumineux et glacial, une spécialité locale.
S'étant changé et rafraîchi dans les toilettes de l'aéroport, il s'était rendu à son entretien d'embauche dès 8h.

Rendez-vous à la Koenitz Plaza., un immeuble ultra moderne tout en verre, avec double ascenseur panoramique et vue sur le port de Hambourg.
Sur le petit parvis gazonné devant l'entrée, un énorme bloc de marbre rose de Venise portait des plaques de sociétés en argent doré.
Des cabinets d'avocats d'affaires, des agences de publicité, et son objectif matinal : Leon Forex Inc.


Une agence de brokerage qui cherchait à recruter, la couverture idéale.


7:57 am, la veille.

Il franchit les marches du perron 4 à 4, croisant de jeunes hommes et de jeunes femmes aux costumes et tailleurs impeccables, style classique, cravate ultra tendance, jupe grise de grande marque...
Tous avaient des sourires de carnassiers, on entendrait presque "j'ai moins de 30 ans et je suis plein aux as, çà te pose un problème ?".

David Rivera connaissait bien ce genre de visage, ce style de vêtements.
Alors que les vrais bourgeois, les nantis de longue date se co-optent du regard, les nouveaux riches, les brokers considèrent l'autre comme un ennemi, un concurrent à abattre.

Comme eux, Rivera portait le même style de panoplie pour homme, mais seule la surface de son être était contaminée; à l'intérieur, il était concentré à l'extrême, contrôlant tous ses faits et gestes.
Il savait ce qui se passait en réalité dans ces bureaux de soi-disant brokers, il connaissait la dangerosité de ceux qui, en coulisses, tiraient les ficelles et comptaient avec délice les liasses de billets ou les avis de virements.


-"Ok, tout est sous contrôle", pensa-t-il avant de presser le bouton d'appel de l'ascenseur.

Le hall était baigné d'une lumière blanche, une odeur subtile de lilas était diffusée par des
climatiseurs dissimulés dans les murs, renforçant l'impression de propreté.

La porte coulissante s'ouvrit. David Rivera s'engouffra dans la cabine aux parois de verre, appuya sur la touche numérotée 8, le dernier étage.
la cabine était vide, une musique d'ambiance ringarde signée David Sansbornes déroulait sa mélodie sucrée.

Alors que l'ascenseur s'élevait, on pouvait apprécier la vue imprenable sur le port de Hambourg, fourmillant de mille activités.
Dans ce quartier d'affaires récent, les maisons bourgeoises avaient cédé la place depuis 10 ans aux immeubles ultra modernes en verre, aux formes arrondies, au design maritime, à la mode dans les capitales portuaires européennes.

Le quartier sentait l'argent, remuglait la transaction financière électronique,
l'odeur musquée et sulfureuse des portes des paradis fiscaux s'était incrustée jusque dans la moquette de l'ascenseur.



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