Chapitre 2
Dans la place.
Dans l'appartement modeste qu'il venait de louer, Rivera avait
privilégié la proximité avec le siège de Leon Forex.
Totalement éveillé, le cerveau scientifique du jeune homme se
remémorait chaque détail de son arrivée discrète dans la cour
des nouveaux délinquants de la finance.
L'embauche dans la gueule du loup.
Koenitz Plaza.
8h00 am, la veille.
Ding.
L'ascenseur s'immobilise, les portes s'ouvrent dans un
glissement chic et feutré.
David Rivera marque un temps d'arrêt, simulant la surprise.
Le volume sonore émanant de l'étage l'agresse au moment où il
sort de l'ascenseur.
Eclats de voix, jingles électroniques, téléphones qui sonnent,
bruits de clochette.
Tout cela lui est familier. Il balaye un instant du regard les
locaux de Leon Forex Inc, camouflé derrière ses fausses lunettes
de myope.
A sa gauche, un comptoir d'accueil high tech, occupé par 2
grandes femmes blondes sophistiquées.
En face de lui, une immense salle en "open space", grouillante
de monde, fermée par d'immenses baies vitrées offrant une vue
imprenable sur la ville.
700 m2 de rangées de longues tables, encombrées par des
téléphones, des écrans d'ordinateurs, des revues financières.
Des salariés de Leon Forex s'agitent dans un brouhaha infernal.
Chacun semble avoir sa méthode : certains chuchotent dans leur
combiné téléphonique, d'autres hurlent, gesticulent, montés
parfois sur la table.
Cà vocifère en anglais, en allemand, en français ou en espagnol.
Le télémarketing n'a pas de frontières.
Chaque rangée de table fait une dizaine de mètres, chaque côté
de la table est occupé par une quinzaine de personne.
Ce face à face sans cloison est certainement calculé, donnant
une impression de suractivité, de dynamisme agressif.
Un peu comme si on avait retiré un pack de rugby d'un stade,
remplacé le ballon ovale par des téléphones, des bureaux et des
chaises,et surexcité l'équipe à quelque étrange amphétamine.
Car dans cette immense salle, point de femmes.
Des hommes, jeunes pour la plupart, de toutes origines :
indiens, africains et occidentaux, cravatés, rasés de près,
gomina dans les cheveux, boucles de ceintures qui brillent,
chaussures pointues en cuir noir, et souvent, main sur l'entre
jambe.
Le geste universel qui donne du courage à tout bon téléacteur.
Un novice s'interrogerait sur l'absence de femmes dans un
secteur généralement très féminisé.
David Rivera savait ce qui se cachait derrière cette façade : un
monde brutal et hypocrite.
Brutal jusqu'à la mort violente, hypocrite jusqu'à la misère la
plus glauque.
A chaque extrémité de la salle, 5 horloges accrochées au mur,
calées sur l'heure des grandes bourses mondiales :
8h00 à Hambourg et à Londres, 2h00 am à New York, .... à Tokyo,
..... à Moscou.
Enfin, pour compléter l'impression de communion en direct avec le
libéralisme triomphant, 2 téléviseurs géants à écran plasma
étaient fixés sur le mur, débitant un flux ininterrompu
d'informations économiques, concocté par Bloomberg et euronews
finance.
On était bien dans une entreprise de téléfinance : des téléphones,
des agités et un open space hyper-luxueux.
-"Monsieur, puis-je vous aider ?"
Rivera s'avança de quelques mètres, et tendit sa carte de visite à
la grande blonde au visage lisse.
-"Rivera, David, je suis attendu pour un entretien d'embauche."
-"Oui. Monsieur Marxen vous attend en salle de réunion. 1ere porte
sur votre gauche."
David Rivera savait très bien d'où venait cette hôtesse, ce
qu'elle faisait ici, mais décida de passer pour un naïf, il se
fendit d'un merci et s'approcha de la porte de la salle de
réunion.
Il n'eut pas le temps de frapper à la porte, on entendit au
travers de la vitre dépolie un "entrez sans frapper Monsieur
Rivera".
Rivera s'exécuta, actionna la poignée de porte, et pénétra dans la
grande salle.
-"Bienvenue chez Leon Forex, monsieur Rivera, je m'appelle Karl
Marxen, voulez-vous asseoir je vous prie.
David Rivera décela immédiatement le fort accent turc de son
interlocuteur, son allemand approximatif.
Il nota également que Marxen n'indiqua pas le poste qu'il occupait
dans la société.
-"Avant de commencer le test d'embauche, continua-t-il en anglais,
visiblement plus à l'aise dans cette langue, je vous demanderai de
bien vouloir patienter un moment.
Nous allons réaliser un test collectif. Les autres candidats
arriveront dans un instant.
Voici la brochure de présentation de notre société, c'est cette
même brochure que nous offrons à nos clients.
En attendant les autres candidats, prenez connaissance de notre
activité.
Nous vous testerons ensuite. Le test durera 20 min, vous serez
embauché ou libéré vers 9h30. Les embauchés commenceront
aujourd'hui une formation à la vente par téléphone.
Après avoir tendu une brochure luxueuse à Rivera, l'homme sortit
rapidement de la salle de réunion, et referma énergiquement la
porte derrière lui.
Rivera sourit intérieurement. Marxen, avec son accent turc, sa
coupe "nuque longue" des années 80, son tatouage discret sur la
main gauche, était tout sauf un responsable des ressources
humaines.
Enfin, pas dans le sens habituel du terme.
On frappa à la porte.
Comme personne ne répondait vu que le responsable était sorti,
Rivera se leva pour ouvrir, mettant en action son moteur d'analyse
interne.
Devant lui, un petit blondinet fleurant l'étudiant fraîchement
diplômé d'école de business :
avec sa raie sur le côté, son blazer bleu marine, sa chemise
blanche et sa cravate (de chez designer japonais), le jeune homme
était certainement un fils de bonne famille, bien diplômé, qui
s'était laissé abuser par l'habileté de l'annonce de Leon Forex
Inc.
Pourtant, le cliché s'estompa alors que Rivera poursuivait son
analyse:
Les ongles n'étaient pas soignés, le blazer était légèrement
élimé, la cravate était vraisemblablement une copie (coutures
irrégulières).
Une victime collatérale de l'emballement financier en cours sur le
vieux continent.
Bien que la décennie de l'argent facile et du look de battant
était révolue depuis 40 ans, une certaine attirance pour les
métiers de la finance persistait chez la bourgeoisie européenne,
qui s'empressait avec finesse d'imposer sa vision du libéralisme à
toute une société via des réseaux de médias bien établis.
Elle réussissait depuis 10 ans à faire passer le conservatisme
pour du progressisme, et les acquis sociaux pour des garde-fous
ringards, ruineux et favorisant la paresse.
Malheureusement, la libéralisation exponentielle des crédits, la
puissance médiatique des lobbiistes néo-libéraux avaient permis
d'atteindre aussi les classes populaires.
Des fils d'ouvriers ou de salariés modestes, embrigadés par le
courant néo-libéral dominant, avaient cédé aux sirènes de l'argent
facile.
Les familles modestes s'endettaient pour payer des études de
finance ou de commerce à leurs rejetons, persuadés que les
débouchés professionnels promis feraient le bonheur des
générations futures.
Combien de jeunes diplômés étaient déjà tombés entre les griffes
des officines comme Leon Forex, persuadés que n'importe qui
pouvait devenir un vrai broker, avec un téléphone, et 2 écrans
d'ordinateur ?
Des milliers. La chute en était beaucoup plus rude.
Certains ne comprenaient même pas ce qui se passait, mais d'autres
plus fins finissaient par déraper.
Passer du stade de jeune diplôme ambitieux à celui d'affranchi
explosait la conscience.
Ce que l'on voyait en coulisse derrière le rideau marquait à vie.
Le nouvel arrivant lui adressa la parole en anglais.
-"Bonjour, je viens pour le test d'embauche, on m'a dit de
m'installer dans la salle de réunion.
-"Salut, entre, on a de la lecture si tu veux.
Surpris par la familiarité de Rivera, le jeune homme pénétra dans
la salle, se jeta quasiment sur une chaise, et se perdit en
contemplation dans la brochure posée sur la table.
Le défilé de candidats continua pendant quelques minutes.
Rivera ne se levait même plus, il observait combien de temps
mettaient les arrivants à "oser" tourner la poignée de la porte.
Le temps mis, et la façon d'ouvrir faisait déjà parti du test.
Ils étaient maintenant une dizaine autour de la table de réunion,
disposée en grand rectangle.
des étudiants, des chômeurs, des anciens VRP désargentés, une
ancienne call girl.
Rivera avait la capacité rare de définir un profil psychologique
en quelques secondes. Cette aptitude lui avait sauvé la vie à
quelques reprises.
Surtout, il avait l'habitude de ce genre de test d'embauche, et on
y retrouvait toujours le même style de personnages.
La porte de la salle de réunion s'ouvrit brusquement, un
trentenaire blond pâle aux cheveux coupés en brosse s'avança et
lança en anglais :
"-Bonjour Messieurs, Madame.
Bienvenue au sein de Leon Forex Inc.
Ici nous sommes là pour gagner de l'argent et en faire gagner à
nos clients.
Qui a envie de gagner de l'argent, ici ?"
...
pas un murmure dans la salle....
"-Tout le monde bien sur !
Chez Leon Forex, nous aimons l'argent, nous aimons consommer, nous
aimons les belles voitures et les nouvelles technologies.
Bref nous sommes des bons et nous voulons les meilleurs.
Je suis Lincoln Fagget, je vais vous présenter notre société, vous
tester pour mieux vous connaître, et détecter qui seront nos
futurs stars : nos brokers loaders dans notre jargon.
Rappelez vous une chose, tous les employés de Leon Forex étaient
là, dans cette salle, avant vous.
Peu importe votre diplôme, votre âge.
Nous voulons des gens qui ont faim, qui en veulent.."
Fagget, en imposait.
Grand, baraqué, habillé d'un costume gris sur-mesure à 4000 euros,
portant montre luxueuse et bague discrète en diamant, il était sûr
de lui, c'était un fonceur, un prédateur.
Pourtant quelque chose n'allait pas. C'était indéfinissable, comme
si un détail du déguisement clochait.
Rivera mit 15 secondes à trouver.
Ses mains.
Elles ne correspondaient pas au reste de la panoplie : elles
étaient courtes et trapues, un tatouage discret en forme d'étoile
était imprimé sur les 2 paumes. Ses doigts étaient étranges,
tordus comme par une arthrite rhumatisante.
Le grand gaillard se posta au centre de la salle, et haussa le
ton.
-"Toi, jeune homme, tu as une tête d'intellectuel, avec tes
lunettes, tu lis des livres ?
Rivera baissa le regard sans répondre.
-Oui, tu lis..
Et bien tu es ce que tu fais.
Tu lis, tu es donc passif, introverti, peu bavard, tu es comme ton
livre.
Ringard et inutile.
Rappelez vous, vous êtes ce que vous faites.
Chez nous pas de passivité ou de timides, on doit être pro-actif,
être capable d'aller chercher l'argent le couteau entre les dents.
D'ailleurs, passé le premier mois, pas de salaire fixe.
Si après un mois passé chez nous, vous n'avez pas réussi à générer
une commission supérieure à votre fixe, vous serez viré.
Simple, clair et précis non ?
Par contre jeunes gens, si vous savez vous y prendre, vous serez
millionnaires dans 6 mois."
L'homme, visiblement sous l'influence d'une substance excitante,
marqua une pause de quelques secondes, observant la mine déconfite
de certains candidats.
Il demanda alors sur un ton solennel.
-Si certains candidats ne sont pas intéressés par ces conditions
de travail, ils peuvent sortir maintenant.
Personne ne bougea de sa chaise.
-Très bien.
passons maintenant aux choses sérieuses.
Regardez l'affiche sur le mur derrière moi.
Il fit 2 pas sur le côté, découvrant une immense affiche.
Une photo y montrait le dernier coupé mercedes, une vraie torpille
high tech sur jantes larges,
et, fiché devant le capot du monstre automobile, un jeune homme
prenant la pause, l'air satisfait.
-Voilà Kristof Maiden, notre meilleure vendeur du mois.
Il a 25 ans, et a généré 100 000 euros de transaction, après 2
mois chez nous.
Sa récompense ?
en plus de sa prime de 8%, il a gagné haut la main les clés de son
coupé mercedes.
Comment ?
rien de plus simple, il a pris son téléphone, et il a téléphoné.
Cà vous paraît impossible ?
leon Forex vous donnera la méthode, les fichiers clients et un
téléphone.
Après, ce sera à vous de jouer."
Les yeux des candidats brillaient à
nouveau, l'énergie de Maiden était contagieuse.
2 jeunes hommes d'origine pakistanaise en costume anglais
impeccable se tortillaient sur leur chaise, pressés d'en découdre.
La firme automobile à l'étoile avait, il est vrai, produit un
engin extraordinaire qui envoutait les esprits.
Chez les concurrents de Leon Forex, on usait et abusait de la même
méthode marketing. Au choix, un coupé mazzerati, bmw, mercedes et
autre range rover.
Kristoff Maiden oubliait de préciser une chose essentielle.
L'heureux élu ne devenait pas propriétaire du véhicule.
La société payait le premier mois de leasing , à charge de
l'employé de générer un volume de transaction suffisamment élevé
pour continuer à parader dans son coupé les mois suivants.
Redoutablement efficace : après avoir ramené sa récompense à la
maison, devant sa femme, ses enfants, ou ses parents, comment
avouer qu'on s'était fait forcer la main, ou qu'après l'euphorie
du premier mois, on devait rouler à nouveau en berline quelconque
?
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