La recherche du « plus haut sens » dans "Le Quart Livre",
François Rabelais.
Le chapitre que nous allons étudier s'intègre dans les 8
chapitres relatant l'épisode des Andouilles. La narration
prend particulièrement sa dimension héroïque dans les épisodes
de la guerre des andouilles, du combat de Pantagruel contre le
physetère, finalement vaincu par le fils de Gargantua. Le
récit retrace un haut fait digne d'une épopée héroïque. Mais
dans ce combat, et tout au long des épisodes, le vocabulaire
du dialogue évolue, et indique au lecteur que l'art militaire
de la guerre prend une tournure plus poétique. Il s'agira plus
d'un combat culinaire qu'un combat avec mise à mort de
l'adversaire.
Le dialogue est l'occasion de transposer les termes techniques
de la guerre dans le registre de la gastronomie, tout en
gardant une vraisemblance épique et historique : le cheval de
Troie est remplacé par une truie (chapitres suivant l'extrait
étudié), les épées et les boucliers sont remplacés par une
batterie d'ustensiles qui n'aurait pas dépareillée dans une
cuisine royale.
En enrichissant le lexique de termes techniques culinaires, en
élargissant le champ sémantique propre au langage militaire,
la dimension épique en est renforcée, l'authenticité affirmée,
le carnage détaillé avec une précision toute héroïque.
Le même procédé est amorcé dans le chapitre 38 : l'énigmatique
Pantagruel accoste l'île Farouche où vit le peuple des
Andouilles, gouvernée par la reine Nipleseth.
Le chapitre 38 est l'occasion d'un monologue du narrateur,
qui, artifice répété continuellement tout au long du Quart
Livre, justifie une véridicité locale du récit en citant des
références mythologiques, étymologiques, géographiques,
ethnologiques...etc... il s'agit, en apparence, de convaincre
le lecteur que le peuple andouillique existe.
Le lecteur est entraîné dans une herméneutique intense, pour
percevoir le message du narrateur. Ce discours n'est bien sur
qu'une illusion destinée à égarer le lecteur, et sert un plus
haut sens de la métastructure littéraire rabelaisienne.
A une époque où le Français devient la langue officielle de la
nation française (décret de 1539), Rabelais, au-delà des clins
d'oeil ironiques, de l'utilisation d'un patois angevin, d'un
sabir à la truculence trompeuse, invite plus profondément à
réfléchir sur l'inconsistance et la vanité du langage.
Chapitre désopilant de drôlerie et de mauvaise foi, le propos
cache cependant un discours sur l'étymologie et la vanité de
la tentation d'analyser les mots et le langage en temps
qu'objet indépendant et immanent.
Un réalisme perlocutoire (« Mais je sais bien ce que j'ai vu
», « je vous la nomme », « visitez Lusignan, Partenay »...) se
construit sur une réalité biaisée, et le recours à
l'étymologie, au coeur des débats de l'époque (l'adoption
d'une langue française unique, fut particulièrement complexe à
mettre en oeuvre, irriguée par ses nombreux patois, latin, …)
s'inspire d'un des dialogues de Platon, indiquant au lecteur
attentif le véritable message du chapitre.
1- Un peuple indéfinissable, protéiforme et générique : une
prosopopée du langage ?
2- Une tension entre deux mondes de croyance : la crédulité
fictionnelle et l'incrédulité face au réel.
3- Une interrogation sur le langage, au moment où le Français
devient la langue officielle du peuple de France.
1- Un peuple ''andouillique'' indéfinissable.
L'intense herméneutique nécessaire à la compréhension du
passage n'est cependant qu'un des nombreux artifices
littéraires du Quart Livre, et invite à une lecture sceptique
de l'argumentaire étymologique platonicien. En effet, le
registre de la comparaison est au centre des enjeux
didactiques du projet littéraire et philosophique du QL.
L'effet recherché est celui du décalage, du contraste
permettant la naissance d'un regard critique, sceptique sur le
discours du narrateur.
Pour décrire ce monde inconnu des Andouilles, à l'instar de
Panurge qui se rassure en comparant des attitudes insulaires
étranges à son propre vécu, il faut dérouler une analogie
référante aux mondes anciens, antiques, mythologiques,
nécessairement invérifiables.
En ce sens, le monologue du narrateur prend la forme d'une
compilation, entremêlant des références bibliques, antiques,
contemporaine (la sagesse populaire). Cette énumération
savante n'est qu'une parodie, le mélange des références
savantes, oscillant entre étymologie, superstitions
populaires, allusions à l'ironie de certains écrits d'Erasme
sur les mécanismes de la sympathie et de l'antipathie,
renforce l'outrance du propos et remet en cause les certitudes
doctrinaires de l'époque.
Le passage étudié est indéniablement de veine satirique : on
découvre l'immense culture érudite de Rabelais, qui s'inspire
probablement de Lucien de Samosate, grand rhéteur et satiriste
de l'antiquité.
Il s'agit pour Rabelais de se moquer des auteurs qui affirment
la véridicité locale de leur récit en prétextant qu'ils ont
personnellement été témoins des faits décrits, n'hésitant pas
intégrer à leurs fictions narratives des références
invérifiables ou difficilement contestables.
L'usage de l'impératif « Croyez » renforce le procédé
d'insistance et de mise en relief, tout en suggérant une image
visuelle du propos (en terme technique, c'est la définition
même du procédé d'hypotypose). La fiction gagne alors un
caractère superlatif, et suggère une hyperbole narrative.
Il faut néanmoins échapper à cette définition jargonneuse,
prendre conscience que ce mouvement hyperbolique est ironique,
et doit amener le lecteur à s'approprier
l'hyperbole pour en transposer les enjeux dans une perspective
critique.
L'amplification, déjà critiquée par Rabelais lorsqu'il évoque
les récits de voyage de Cartier (hors extrait) met doublement
en cause le langage : celui-ci n'est ni sacré, ni déclencheur
d'une vraisemblance du monde.
Apertement, l'image de l'andouille dérive vers celle du
serpent. Le procédé est d'ailleurs systématique dans toute
l'oeuvre du QL. Tel le serpent, insaisissable, qui se
contorsionne, change de forme, engloutit des proies qui font
dix fois sa taille, chaque chapitre approche de la vérité, le
lecteur semble pouvoir enfin appréhender le propos profond de
Rabelais, la maxime morale, le plus haut sens, mais il n'en
est rien. Le chapitre se conclue sur un vortex, un néant, une
illusion, une pirouette, et l'on passe au chapitre suivant.
Pour comprendre cette neutralisation perpétuelle de la
recherche de vérité, il faudra terminer la lecture de
l'intégralité de la geste pantagruéline, pour en percevoir la
véritable quête existentielle.
Le stratagème (dans le sens militaire, Rabelais agit en
véritable stratège, menant un combat contre la superstition,
les croyances, la crédulité) produit dans le chapitre étudié
un peuple monstrueux, particulièrement complexe à interpréter
malgré la longue litanie du narrateur de ce court chapitre 38.
Le terme de litanie est utilisé avec escient : il renvoie aux
''litanies de la mer'' des marins, conjurant la violence des
courants marins qui fracassaient les embarcations sur les
écueils de certaines côtes françaises. Le lecteur est appelé à
se méfier de ce monologue, ou tout au moins engagé à
l'interpréter, pour échapper à l'écueil d'une herméneutique
illusoire.
Rabelais, par le style particulier du passage, livre un autre
indice du double sens des propos du narrateur.
Malgré la multiplication des références savantes de l'extrait,
la réalité de ce peuple reste insaisissable. Être à la fois
chimérique et réel, relevant du monde animal (le serpent) mais
aussi de la mythologie païenne, chrétienne, l'andouille est
inaccessible, elle se métamorphose, s'adapte à toutes les
mythologies, les contingences religieuses et sociologiques.
(cf : les références à la Genèse, à l'Antiquité, au monde
provincial de la Renaissance).
Qui est cette andouille ? Et s'il fallait remonter encore plus
loin dans la mythologie pour démasquer cette charcuterie
ontologique ?
Ne faudrait-il pas tout simplement examiner ce mécanisme de
métamorphose , de contorsion sémantique, dans son sens le plus
simple, celui d'une entité protéiforme ?
Car finalement, de cet océan rabelaisien de l'écriture, surgit
subrepticement la figure marine mythologique du divin Protée.
Dieu marin, à la fois magicien et produit de sa magie, il
donne naissance à des monstres, à son propre double, il est
surtout un des rares personnages mythologiques à pouvoir se
métamorphoser, s'adapter à un contexte, renaître de ses
cendres.
Dieu marin, à la fois magicien et produit de sa magie, il
donne naissance à des monstres, à son propre double.
Il est surtout un des rares personnages mythologiques à
pouvoir se métamorphoser, s'adapter à un contexte, renaître de
ses cendres. l'acte de création romanesque, tel le mouvement
circumambulatoire de création du langage, tel l'acte
d'écriture, l'image tutélaire de Protée plane sur la carnation
andouillique.
Si le peuple des andouilles est insaisissable, quasi étranger
au monde des hommes, c'est que Rabelais brouille habilement
les pistes de son essence véritable.
L'andouille n'est que la prosopopée du langage, en ce sens, il
n'est pas l'expression d'une vérité humaine, la possibilité
d'une analogie animale, mais à l'inverse, le réceptacle,
neutre, la référence commune, mercure commun de l'homme.
Le langage, selon Rabelais, n'est pas une terminologie
savante, mais la forme primordiale du philosophe, simple
athanor forgeant la puissance de création, le sens n'est
qu'illusion.
Le narrateur s'agite-t-il donc en vain, en cherchant à nous
convaincre, à faire croire, à modérer, voire négocier les
propos de Pantagruel ou de Rabelais ?
A l'évidence, son agitation révèle la nécessité absolue non
pas de définir le sens du mot, mais affirme la grandeur de la
quête du sens.
Le propos du narrateur se referme en ce sens sur lui-même : «
Vous truphez icy Beuveurs » (vous vous moquez) et à la fin du
chapitre : « «Cessez pourtant icy plus vous trupher » (Cessez
ici de vous moquer), « et croyez qu'il n'est rien si vray que
l'Evangile ».
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