Cameron Saindoux était un liquidateur.
En terme plus diplomatique, il était officiellement salarié
par une multinationale de l'audit.
Son job consistait à compresser le personnel d'une grande
entreprise.
Les dirigeants d'une entreprise -souvent de plus de 100
salariés-, sous la pression des actionnaires, commanditaient
un audit.
Officiellement, c'était pour rationaliser le processus de
production.
La journée de travail des auditeurs consistait à envahir par
dizaine les entreprises auditées.
De 8h à 18h sans interruption, ils recevaient en rendez vous
individuel tous les salariés de la société. Du simple manœuvre
au cadre supérieur, et parfois le dirigeant lui même.
Par des méthodes spécifiques, on calculait alors la
rentabilité horaire d'après les réponses fournies à une grille
de question, des mini-pc reliés directement à un serveur
américain compilait l'ensemble des données, puis renvoyait une
synthèse globale de compression de personnel par poste
d'activité.
Il en découlait directement des suppressions de poste.
Les dirigeants n'avaient pas le choix ? pas si sûr. Les
véritables objectifs d'un audit étaient cachés au grand
public.
Certes, les licenciements permettait une légère augmentation
de la productivité. Un mal pour un bien...
C'était la façade officielle.
La réalité était beaucoup plus complexe. Ces audits n'en
étaient pas vraiment, les dirigeants n'étaient pas vraiment
des dirigeants, la société qui employait Saindoux n'était pas
non plus vraiment une société d'audit.
Elle représentait la partie émergée d'une vaste organisation,
avec des appuis politiques puissants dans toute l'Europe, en
Asie et aux Etats Unis.
La nature de ces appuis restait à découvrir. L'accès à des
données concrètes était une priorité pour Cameron Saindoux.
Depuis maintenant 2 mois, Cameron Saindoux jouait le rôle d'un
auditeur modèle, exécutait les consignes de la société qui
l'employait.
Mais c'était une couverture. Saindoux était journaliste, sous
contrat.
Son employeur, le Slate 256Bits news, basé à Londres, était un
journal anticapitaliste, financé par des anciens....
capitalistes.
L'idée de ses fondateurs tenait en quelques lignes :
Apporter la preuve qu'une conspiration mondiale de
centralisation économique n'existait pas.
Démontrer l'affrontement souterrain entre grandes puissances
financières à une échelle encore jamais connue.
D'énormes mouvement financiers et politiques agitaient la
planète depuis 10 ans.
Une guerre économique et financière sans pitié opposait
capitalisme pan-arabique, chinois et occidental, sans
qu'aucune information concrète ne filtre dans les médias
populaires.
Le Slate 256bits news, surnommé le 256bits par ses lecteurs,
était un journal fondé par des capitalistes, mais qui se
détournait de la doctrine ultra libérale, et comme l'indiquait
sa maxime en première page :
"gratuit, affranchi, humaniste".
Par référence à la difficulté d'atteindre les informations
sensibles, les cofondateurs du journal l'avait intitulé
"256Bits".
La fortune des cofondateurs permettaient un autofinancement
sans publicité. Le journal était imprimé à 45000 exemplaires
en France,
la version numérique était traduite en 7 langues.
Chaque semaine un scoop tombait; l'hebdomadaire couvrait
l'ensemble des champs politique, économique et scientifique.
En 2005, il avait été le premier à soutenir "l'alliance
naturelle pour la philosophie".
Celle-ci, composée d'ingénieurs en électricité,
d'astrophysiciens, de spécialistes dans l'étude des plasmas.
(les 3 états de la matière : liquide solide gazeux devaient
être complété par un quatrième : plasma ,
l'état de la matière le plus répandu dans l'univers).
Avec la collaboration d'historiens des sciences et des
religions, ces chercheurs tentaient de contrer par
l'expérience et la raison, la dérive mathématique des sciences
de l'univers (astrophysique, exobiologie, thermodynamique des
gaz stellaires).
Malgré la limpidité de leur thèse (loin de la fumeuse théorie
des cordes, et autres univers multidimensionnels),
l'incroyable précision de toutes leurs prédictions (explosion
de comètes dans un environnement froid, structure en double
hélice de la taille d'une galaxie, rayonnements et jets de
matières des trous noirs, ralentissement de la vitesse de
rotation de Vénus ou contestation de la nature
thermo dynamique du soleil), l'alliance se heurtait au
consensus planétaire sur le Big Bang, et la théorie de la
gravitation.
Des Galilée du 21ème siècle. Leur devise n'était pas "et
pourtant, elle tourne", mais "et pourtant nous sommes
connectés".
Férus de Nicolas Tesla, de Birkeland, de zététique, 256bits
avait popularisé leurs thèses et assurait une traduction
internationale de qualité à leurs analyses.
En 2007, le journal avait dénoncé l'utilisation d'uranium dans
les galets des roues des trains de marchandises français, qui
avaient contaminé l'ensemble de la voie ferrée sur le trajet
Paris Lyon.
Bref, dès que le combat portait sur un consensus scientifique,
économique, politique qui semblait obsolète ou dangereux,
256bits activait tous ses contacts.
Les fondateurs et les journalistes de la rédaction
protégeaient au maximum leur anonymat, d'énormes moyens
financiers garantissaient la protection des salariés et le
cryptage des données sur internet.
Figures emblématiques du journal, Mitch Buchor et Richard
Price, amis d'enfance, s'étaient associés alors qu'ils
finissaient leurs études.
Héritiers de 2 grandes familles londoniennes, ils avaient créé
une société financière, et acheté de la dette Argentine dans
les années 90, au moment où le pays sombrait dans le chaos
économique et financier.
20 ans plus tard, l'Argentine n'avait pas sombré dans le
chaos, connaissait une croissance économique à 2 chiffres et
rachetait sa dette à tour de bras.
Mais leur chance avait définitivement tourné à la mort du père
de Mitch.
A la lecture du testament, le fils Buchor s'aperçut que son
père et sa famille étaient criblés de dettes.
Ils ne laissaient pas grand chose à leurs descendants, la
liquidation du patrimoine foncier permettaient à peine de
régler les dettes.
Pas d'héritage, pas de parts de sociétés, son père avait la
maladie du jeu, et avait vendu tout ce qui était vendable
avant sa mort...
Jusqu'à ce que Mitch fasse une découverte saugrenue dans le
grenier du manoir, situé dans l'Essex, entre Cambridge et
Bornemouth : 2 dessins étranges sur vélin, tracés avec
une méthode inhabituelle, sur un format atypique, entre le
format A4 et A3 moderne.
Mitch Buchor rangea dans un placard les 2 dessins, et les y
oublia pendant un an.
Chaque été, ils venaient en famille dans le manoir familial,
seul bien patrimonial ayant échappé aux dettes.
Comme à leur habitude, les Buchor s'installèrent dans l'aile
nord du manoir.
Margareth, la femme de Mitch, préparait tranquillement la
chambre des enfants.
Comme leur plus jeune fille Kristin souffrait d'allergies
graves à certaines lessives, Margareth s'occupait
personnellement de l'entretien de ses vêtements et de son
linge de bain. Il n'était pas question de déléguer cette tâche
à la gouvernante.
Madame Buchor s'activait dans la chambre de sa fille. Ayant
déballé le contenu de la valise de Kirstin,
elle saisit une pile de serviettes et se dirigea vers les
placards intégrés dans la salle de bain attenante.
Elle ouvrit le placard, et, alors qu'elle allait poser la pile
de serviette sur l'étagère, elle repéra du coin de l'oeil ce
qu'elle prit d'abord pour de vieux journaux.
Pour éviter que l'encre des vieilles feuilles de papier ne
tachent les serviettes propres, elle repartit déposer les
serviettes sur le lit.
De retour devant le placard de la salle de bain, elle retira
les 2 feuilles de journaux et les examina avec curiosité.
Ce n'étaient pas des pages de journal, mais les 2 dessins sur
vélin remisés par son mari l'année passée.
Margareth Buchor observait un des 2 velins, fascinée par la
finesse du trait, la complexité du travail de l'artiste.
Elle regardait l'oeuvre en connaisseuse : elle enseignait
l'histoire de l'art à l'université de Wimbledon, et sa thèse
de doctorat l'avait amené à approfondir ses connaissances sur
la période de la Renaissance.
Un des dessins était sans intérêt, probablement la production
artistique d'un assistant de maître.
Mais l'autre était une merveille :
il représentait une jeune femme de profil, un ruban dans les
cheveux, dessinée à partir du torse.
Certains détails du tableau étaient si subtils, qu'ils avaient
dû être peints à l'aide d'un pinceau à un poil.
On distinguait ici et là des empreintes de pouce. L'artiste
avait sans doute appliqué directement le mélange d'argile et
de pigments avec ses doigts.
Le coeur de Margareth Buchor battait maintenant la chamade. Le
sang lui remontait à la tête, elle suffoquait.
Le style, l'époque, la technique expérimentale et unique, tout
rappelait un illustre maître de la renaissance.
Tel un heureux joueur de loterie qui vérifie, circonspect, 10
fois ses numéros gagnants, Margareth décida de ne rien dire à
sa mari avant une expertise approfondie.
Pendant un an, elle soumit l'oeuvre à de prestigieux
chercheurs, en contratant les plus sceptiques.
Au bout d'un an de recherches, validées de façon rocambolesque
par une obscure bibliothèque polonaise, le verdict incroyable
tomba.
Ce vélin représentait la fille batarde d'une grande famille
italienne de la Renaissance.
Ce n'était pas en réalité un tableau, mais une page d'un livre
unique, le codex de la famille des Sforza.
Le portrait réalisé pour ce livre était celui de la "belle
princesse".
L'artiste exceptionnel qui avait peint cette commande n'était
autre que Léonard de Vinci.
l’œuvre était d'une qualité rare, unique et magnifiquement
conservée. On retrouva même le codex d'où la page avait été
arrachée.
Ces dessins avait été achetés 20000 dollars par le Patriarche
Buchor.
Après une dernière certification par le prestigieux British
Museum, une vente aux enchères fut organisée.
L'oeuvre fut adjugée à 35 millions de dollars.
Le cabinet Buchor et Price, qui vivotait avec un chiffre
d'affaires moyen, se retrouva ainsi fin 2010 avec un
patrimoine exubérant.
Un deuxième coup de pouce du destin consolida la fortune des 2
associés.
Fin 2010, le gouvernement argentin, inondé de dollars et
recolonisé par les capitaux étrangers, rachetait à tour de
bras et au prix fort tous les contrats de dette émis dans les
années 80.
A 40 ans, les 2 amis d'enfance se retrouvaient à la tête d'une
fortune en liquidité. Une estimation raisonnable chiffrait
leur patrimoine commun à 100 millions de Livre sterling, hors
intérêts annuel.
Désormais richissimes, Buchor et Price mirent fin à l'activité
de conseil financier.
Certains neo milliardaires, éblouis par leur capacité à
attirer une telle masse d'argent, devenaient de grands
philanthropes.
S'ils étaient au dessus de la mêlée par leurs revenus, alors
ils se devaient de devenir en quelque sorte des demi-dieux,
décidant d'influer sur la vie de leurs concitoyens en
finançant de grands projets humanitaires (créer une fondation
permettait en réalité d'échapper aux impôts, et plus grave,
dépossédait l'Etat de ressources nécessaires à la bonne
gestion de ses pouvoirs régaliens).
D'autres donnaient 80 % de leur fortune à des oeuvres
charitables, puis s'exilaient dans un monastère, de préférence
au Tibet, écrivaient leurs mémoires, les secrets de leur
réussite....
Mais Mitch Buchor et Richard Price étaient d'une autre trempe.
Intelligents mais cultivants à l'extrême la discrétion,
fidèles en amitié mais cassants en société, ils décidèrent en
un après midi de leur destin.
Il créerait le premier journal d'investigation haut de gamme,
sans publicité, sans prix de vente ni abonnements.
Cameron Saindoux connaissait l'histoire par coeur.
Embauché depuis 5 ans par les Buchor & Price, Cameron
Saindoux était devenu une célébrité dans le journal depuis
qu'il avait révélé que des officiers de renseignements
américains tentait d'infiltrer la base française de Djibouti,
et qu'une vaste opération de déstabilisation de certaines
provinces africaines riches en pétrole était en cours.
Petit à petit, des experts en renseignements occidentaux
ravivaient des tensions ethniques, armaient discrètement des
provinces sécessionnaires dont le sous sol était peu exploité
faute d'infrastructures, puis une fois le conflit de basse
intensité fini, la sécession apportait des contrats juteux aux
pétroliers US.
Rien de bien nouveau sous le soleil, après la colonisation, la
néo colonisation du dernier continent encore largement sous
développé.
Ragaillardi par son cocktail choc, Cameron Saindoux avança
vers le vestibule de sa chambre d'hôtel.
Il libéra le verrou, sortit dans le couloir de l'hôtel de
luxe, claqua la porte et se dirigea vers l'ascenseur pour
rejoindre le lobby.
Au moment ou les portes de l'ascenseur s'ouvrait, un message
texte arriva sur son portable.
-"phase 1 lancée. Thelonius."
Saindoux répondit avec un message préenregistré .
-"Phase 2 lancée. Mercurius Alipes."
Il pénétra dans l'ascenseur, quelques secondes plus tard, il
débarquait dans le lobby de l’hôtel Hilton.
Ses collègues l'attendaient, éparpillés dans les moelleux
fauteuils en cuir du bar.
- Hey Saindoux ! t'es en retard !
- Hey les gars, bonjour.
- Le boss t'attend en salle de conférence, rapport à ton audit
d'aujourd'hui.
- Ok.
Cameron Saindoux devait auditer un des dirigeants de la
société cliente de la semaine.
Le senior manager de l'équipe avait certainement des
recommandations à lui transmettre.
Il éteignit son portable personnel, le dissimula et se rendit
vers la salle de conférence de l'hôtel.
On l'interpella .
- "Hey Saindoux, dépêchez-vous ! on traine les pieds ce matin,
l'argent vous intéresse plus, vous voulez démissionner, vous
n'aimez pas la Suisse ? vous croyez que votre femme voudra
rester avec un chômeur ?
le temps c'est de l'argent !"
Un colosse s'adressait à lui : Carlos Gunter, le jeune parvenu
dans toute sa splendeur, 1m95, 120 Kilos de bêtise.
Saindoux le regarda d'un oeil innocent, et prit un air
studieux.
Profite, profite Carlito, tu n'as pas idée de ce qui
t'attend..
- salut Gunter, désolé, j'ai travaillé toute la nuit sur le
rapport d'hier.
- mmouais, allez rentre dans la salle, que je te briefe sur ta
journée.
Cameron Saindoux trottina vers le géant, qui le gratifia de
son habituelle énorme tape dans le dos.
-en forme Microbe ?
- moins depuis que vous m'avez ruiné le dos, patron.
-Ahaha, à peine levé et déjà de mauvaise humeur, j'adore !
Saindoux, t'es bien un frenchy toi.
Sur ces paroles hautement philosophiques, ils disparurent dans
la salle de conférence pendant 30 minutes.
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