"L'oeil du serpent"

Chapitre 5
Une taupe chez les Helvètes


Cameron Saindoux était un liquidateur.
En terme plus diplomatique, il était officiellement salarié par une multinationale de l'audit.
Son job consistait à compresser le personnel d'une grande entreprise.

Les dirigeants d'une entreprise -souvent de plus de 100 salariés-, sous la pression des actionnaires, commanditaient un audit.
Officiellement, c'était pour rationaliser le processus de production.
La journée de travail des auditeurs consistait à envahir par dizaine les entreprises auditées.
De 8h à 18h sans interruption, ils recevaient en rendez vous individuel tous les salariés de la société. Du simple manœuvre au cadre supérieur, et parfois le dirigeant lui même.

Par des méthodes spécifiques, on calculait alors la rentabilité horaire d'après les réponses fournies à une grille de question, des mini-pc reliés directement à un serveur américain compilait l'ensemble des données, puis renvoyait une synthèse globale de compression de personnel par poste d'activité.
Il en découlait directement des suppressions de poste.

Les dirigeants n'avaient pas le choix ? pas si sûr. Les véritables objectifs d'un audit étaient cachés au grand public.
Certes, les licenciements permettait une légère augmentation de la productivité. Un mal pour un bien...

C'était la façade officielle.
La réalité était beaucoup plus complexe. Ces audits n'en étaient pas vraiment, les dirigeants n'étaient pas vraiment des dirigeants, la société qui employait Saindoux n'était pas non plus vraiment une société d'audit.
Elle représentait la partie émergée d'une vaste organisation, avec des appuis politiques puissants dans toute l'Europe, en Asie et aux Etats Unis.

La nature de ces appuis restait à découvrir. L'accès à des données concrètes était une priorité pour Cameron Saindoux.

Depuis maintenant 2 mois, Cameron Saindoux jouait le rôle d'un auditeur modèle, exécutait les consignes de la société qui l'employait.
Mais c'était une couverture. Saindoux était journaliste, sous contrat.
Son employeur, le Slate 256Bits news, basé à Londres, était un journal anticapitaliste, financé par des anciens.... capitalistes.

L'idée de ses fondateurs tenait en quelques lignes :
Apporter la preuve qu'une conspiration mondiale de centralisation économique n'existait pas.
Démontrer l'affrontement souterrain entre grandes puissances financières à une échelle encore jamais connue.

D'énormes mouvement financiers et politiques agitaient la planète depuis 10 ans.
Une guerre économique et financière sans pitié opposait capitalisme pan-arabique, chinois et occidental, sans qu'aucune information concrète ne filtre dans les médias populaires.

Le Slate 256bits news, surnommé le 256bits par ses lecteurs, était un journal fondé par des capitalistes, mais qui se détournait de la doctrine ultra libérale, et comme l'indiquait sa maxime en première page :
"gratuit, affranchi, humaniste".
Par référence à la difficulté d'atteindre les informations sensibles, les cofondateurs du journal l'avait intitulé "256Bits".
La fortune des cofondateurs permettaient un autofinancement sans publicité. Le journal était imprimé à 45000 exemplaires en France,
la version numérique était traduite en 7 langues.




Chaque semaine un scoop tombait; l'hebdomadaire couvrait l'ensemble des champs politique, économique et scientifique.

En 2005, il avait été le premier à soutenir "l'alliance naturelle pour la philosophie".
Celle-ci, composée d'ingénieurs en électricité, d'astrophysiciens, de spécialistes dans l'étude des plasmas.
(les 3 états de la matière : liquide solide gazeux devaient être complété par un quatrième : plasma ,
l'état de la matière le plus répandu dans l'univers).
Avec la collaboration d'historiens des sciences et des religions, ces chercheurs tentaient de contrer par l'expérience et la raison, la dérive mathématique des sciences de l'univers (astrophysique, exobiologie, thermodynamique des gaz stellaires).

Malgré la limpidité de leur thèse (loin de la fumeuse théorie des cordes, et autres univers multidimensionnels), l'incroyable précision de toutes leurs prédictions (explosion de comètes dans un environnement froid, structure en double hélice de la taille d'une galaxie, rayonnements et jets de matières des trous noirs, ralentissement de la vitesse de rotation de Vénus ou contestation de la nature
thermo dynamique du soleil), l'alliance se heurtait au consensus planétaire sur le Big Bang, et la théorie de la gravitation.

Des Galilée du 21ème siècle. Leur devise n'était pas "et pourtant, elle tourne", mais "et pourtant nous sommes connectés".
Férus de Nicolas Tesla, de Birkeland, de zététique, 256bits avait popularisé leurs thèses et assurait une traduction internationale de qualité à leurs analyses.

En 2007, le journal avait dénoncé l'utilisation d'uranium dans les galets des roues des trains de marchandises français, qui avaient contaminé l'ensemble de la voie ferrée sur le trajet Paris Lyon.

Bref, dès que le combat portait sur un consensus scientifique, économique, politique qui semblait obsolète ou dangereux, 256bits activait tous ses contacts.

Les fondateurs et les journalistes de la rédaction protégeaient au maximum leur anonymat, d'énormes moyens financiers garantissaient la protection des salariés et le cryptage des données sur internet.

Figures emblématiques du journal, Mitch Buchor et Richard Price, amis d'enfance, s'étaient associés alors qu'ils finissaient leurs études.
Héritiers de 2 grandes familles londoniennes, ils avaient créé une société financière, et acheté de la dette Argentine dans les années 90, au moment où le pays sombrait dans le chaos économique et financier.
20 ans plus tard, l'Argentine n'avait pas sombré dans le chaos, connaissait une croissance économique à 2 chiffres et rachetait sa dette à tour de bras.

Mais leur chance avait définitivement tourné à la mort du père de Mitch.

    
A la lecture du testament, le fils Buchor s'aperçut que son père et sa famille étaient criblés de dettes.
Ils ne laissaient pas grand chose à leurs descendants, la liquidation du patrimoine foncier permettaient à peine de régler les dettes.
Pas d'héritage, pas de parts de sociétés, son père avait la maladie du jeu, et avait vendu tout ce qui était vendable avant sa mort...

Jusqu'à ce que Mitch fasse une découverte saugrenue dans le grenier du manoir, situé dans l'Essex, entre Cambridge et Bornemouth : 2 dessins étranges sur vélin, tracés avec une méthode inhabituelle, sur un format atypique, entre le format A4 et A3 moderne.
Mitch Buchor rangea dans un placard les 2 dessins, et les y oublia pendant un an.

Chaque été, ils venaient en famille dans le manoir familial, seul bien patrimonial ayant échappé aux dettes.
Comme à leur habitude, les Buchor s'installèrent dans l'aile nord du manoir.
Margareth, la femme de Mitch, préparait tranquillement la chambre des enfants.
Comme leur plus jeune fille Kristin souffrait d'allergies graves à certaines lessives, Margareth s'occupait personnellement de l'entretien de ses vêtements et de son linge de bain. Il n'était pas question de déléguer cette tâche à la gouvernante.

Madame Buchor s'activait dans la chambre de sa fille. Ayant déballé le contenu de la valise de Kirstin,
elle saisit une pile de serviettes et se dirigea vers les placards intégrés dans la salle de bain attenante.
Elle ouvrit le placard, et, alors qu'elle allait poser la pile de serviette sur l'étagère, elle repéra du coin de l'oeil ce qu'elle prit d'abord pour de vieux journaux.
Pour éviter que l'encre des vieilles feuilles de papier ne tachent les serviettes propres, elle repartit déposer les serviettes sur le lit.
De retour devant le placard de la salle de bain, elle retira les 2 feuilles de journaux et les examina avec curiosité.

Ce n'étaient pas des pages de journal, mais les 2 dessins sur vélin remisés par son mari l'année passée.

Margareth Buchor observait un des 2 velins, fascinée par la finesse du trait, la complexité du travail de l'artiste.

Elle regardait l'oeuvre en connaisseuse : elle enseignait l'histoire de l'art à l'université de Wimbledon, et sa thèse de doctorat l'avait amené à approfondir ses connaissances sur la période de la Renaissance.
Un des dessins était sans intérêt, probablement la production artistique d'un assistant de maître.

Mais l'autre était une merveille :

il représentait une jeune femme de profil, un ruban dans les cheveux, dessinée à partir du torse.
Certains détails du tableau étaient si subtils, qu'ils avaient dû être peints à l'aide d'un pinceau à un poil.
On distinguait ici et là des empreintes de pouce. L'artiste avait sans doute appliqué directement le mélange d'argile et de pigments avec ses doigts.

Le coeur de Margareth Buchor battait maintenant la chamade. Le sang lui remontait à la tête, elle suffoquait.
Le style, l'époque, la technique expérimentale et unique, tout rappelait un illustre maître de la renaissance.
Tel un heureux joueur de loterie qui vérifie, circonspect, 10 fois ses numéros gagnants, Margareth décida de ne rien dire à sa mari avant une expertise approfondie.

Pendant un an, elle soumit l'oeuvre à de prestigieux chercheurs, en contratant les plus sceptiques.

Au bout d'un an de recherches, validées de façon rocambolesque par une obscure bibliothèque polonaise, le verdict incroyable tomba.

Ce vélin représentait la fille batarde d'une grande famille italienne de la Renaissance.
Ce n'était pas en réalité un tableau, mais une page d'un livre unique, le codex de la famille des Sforza.
Le portrait réalisé pour ce livre était celui de la "belle princesse".

L'artiste exceptionnel qui avait peint cette commande n'était autre que Léonard de Vinci.
l’œuvre était d'une qualité rare, unique et magnifiquement conservée. On retrouva même le codex d'où la page avait été arrachée.


Ces dessins avait été achetés 20000 dollars par le Patriarche Buchor.
Après une dernière certification par le prestigieux British Museum, une vente aux enchères fut organisée.

L'oeuvre fut adjugée à 35 millions de dollars.

Le cabinet Buchor et Price, qui vivotait avec un chiffre d'affaires moyen, se retrouva ainsi fin 2010 avec un patrimoine exubérant.
Un deuxième coup de pouce du destin consolida la fortune des 2 associés.


Fin 2010, le gouvernement argentin, inondé de dollars et recolonisé par les capitaux étrangers, rachetait à tour de bras et au prix fort tous les contrats de dette émis dans les années 80.
A 40 ans, les 2 amis d'enfance se retrouvaient à la tête d'une fortune en liquidité. Une estimation raisonnable chiffrait leur patrimoine commun à 100 millions de Livre sterling, hors intérêts annuel.

Désormais richissimes, Buchor et Price mirent fin à l'activité de conseil financier.
Certains neo milliardaires, éblouis par leur capacité à attirer une telle masse d'argent, devenaient de grands philanthropes.

S'ils étaient au dessus de la mêlée par leurs revenus, alors ils se devaient de devenir en quelque sorte des demi-dieux, décidant d'influer sur la vie de leurs concitoyens en finançant de grands projets humanitaires (créer une fondation permettait en réalité d'échapper aux impôts, et plus grave, dépossédait l'Etat de ressources nécessaires à la bonne gestion de ses pouvoirs régaliens).
D'autres donnaient 80 % de leur fortune à des oeuvres charitables, puis s'exilaient dans un monastère, de préférence au Tibet, écrivaient leurs mémoires, les secrets de leur réussite....

Mais Mitch Buchor et Richard Price étaient d'une autre trempe.
Intelligents mais cultivants à l'extrême la discrétion, fidèles en amitié mais cassants en société, ils décidèrent en un après midi de leur destin.
Il créerait le premier journal d'investigation haut de gamme, sans publicité, sans prix de vente ni abonnements.


Cameron Saindoux connaissait l'histoire par coeur.

Embauché depuis 5 ans par les Buchor & Price, Cameron Saindoux était devenu une célébrité dans le journal depuis qu'il avait révélé que des officiers de renseignements américains tentait d'infiltrer la base française de Djibouti, et qu'une vaste opération de déstabilisation de certaines provinces africaines riches en pétrole était en cours.
Petit à petit, des experts en renseignements occidentaux ravivaient des tensions ethniques, armaient discrètement des provinces sécessionnaires dont le sous sol était peu exploité faute d'infrastructures, puis une fois le conflit de basse intensité fini, la sécession apportait des contrats juteux aux pétroliers US.
Rien de bien nouveau sous le soleil, après la colonisation, la néo colonisation du dernier continent encore largement sous développé.

Ragaillardi par son cocktail choc, Cameron Saindoux avança vers le vestibule de sa chambre d'hôtel.
Il libéra le verrou, sortit dans le couloir de l'hôtel de luxe, claqua la porte et se dirigea vers l'ascenseur pour rejoindre le lobby.


Au moment ou les portes de l'ascenseur s'ouvrait, un message texte arriva sur son portable.
-"phase 1 lancée. Thelonius."
Saindoux répondit avec un message préenregistré .
-"Phase 2 lancée. Mercurius Alipes."

Il pénétra dans l'ascenseur, quelques secondes plus tard, il débarquait dans le lobby de l’hôtel Hilton.
Ses collègues l'attendaient, éparpillés dans les moelleux fauteuils en cuir du bar.
- Hey Saindoux ! t'es en retard !
- Hey les gars, bonjour.
- Le boss t'attend en salle de conférence, rapport à ton audit d'aujourd'hui.
- Ok.

Cameron Saindoux devait auditer un des dirigeants de la société cliente de la semaine.
Le senior manager de l'équipe avait certainement des recommandations à lui transmettre.
Il éteignit son portable personnel, le dissimula et se rendit vers la salle de conférence de l'hôtel.

On l'interpella .
- "Hey Saindoux, dépêchez-vous ! on traine les pieds ce matin, l'argent vous intéresse plus, vous voulez démissionner, vous n'aimez pas la Suisse ? vous croyez que votre femme voudra rester avec un chômeur ?
le temps c'est de l'argent !"

Un colosse s'adressait à lui : Carlos Gunter, le jeune parvenu dans toute sa splendeur, 1m95, 120 Kilos de bêtise.
Saindoux le regarda d'un oeil innocent, et prit un air studieux.

Profite, profite Carlito, tu n'as pas idée de ce qui t'attend..

- salut Gunter, désolé, j'ai travaillé toute la nuit sur le rapport d'hier.
- mmouais, allez rentre dans la salle, que je te briefe sur ta journée.

Cameron Saindoux trottina vers le géant, qui le gratifia de son habituelle énorme tape dans le dos.
-en forme Microbe ?
- moins depuis que vous m'avez ruiné le dos, patron.
-Ahaha, à peine levé et déjà de mauvaise humeur, j'adore ! Saindoux, t'es bien un frenchy toi.
Sur ces paroles hautement philosophiques, ils disparurent dans la salle de conférence pendant 30 minutes.

"L'oeil du serpent"

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